1L’entretien avec Nicole, dont un extrait est reproduit ci-dessous, révèle les enjeux identitaires d’une trajectoire sociale ascendante mais contrariée, en raison des limites qui bornent l’horizon des possibles professionnels pour des enfants d’ouvriers, malgré la réussite scolaire. 2Nicole, 46 ans, est enseignante depuis une vingtaine d’années dans une formation du travail social au sein d’un institut d’Économie sociale et familiale ESF ». Elle est mariée à un enseignant du secondaire. Nicole est issue d’une famille d’ouvriers militants, ce qui permet de comprendre les contradictions auxquelles elle doit faire face dans son activité d’enseignante auprès de publics très largement issus des catégories populaires. 3Tous les grands-parents de Nicole étaient ouvriers. Si son père a débuté lui aussi comme ouvrier, il a fini son activité professionnelle comme artisan, alors que sa mère était contremaîtresse dans une ganterie coopérative et déléguée syndicale. Le militantisme, partie intégrante de l’histoire familiale de Nicole, lui a permis, moyennant la traduction en termes scolaires des dispositions acquises, de prolonger l’ascension sociale et culturelle entamée par ses parents. Après des études de lettres et de droit, elle intègre une formation en économie sociale et familiale, dans un institut privé. L’ESF mène à une profession intermédiaire, plutôt réservée à l’ascension des enfants d’ouvriers ou d’employés la formation attire puisqu’elle débute par un BTS et se poursuit par une troisième année qui se clôt par l’obtention d’un diplôme de conseiller en ESF ; qui plus est, il n’y a pas de concours d’entrée comme dans d’autres formations du travail social. 4L’entretien qui suit livre la carte pratique des orientations de Nicole, tant scolaires que professionnelles, qui ont en commun de lier inextricablement, par sa double origine classe populaire en ascension et militante, une aversion contre l’ordre établi et un sens aigu de la place qu’elle doit occuper entre la science légitime et la pratique dévaluée. Son rejet de ses emplois les plus tournés vers la pratique on n’a pas fait de l’ESF pour faire des crêpes », est associé à une gêne envers les études les plus légitimes qu’elle a entamées comme le droit et des postes d’enseignants les plus scientifiques qu’elle a occupés les cours de biologie trop compliqués ». Elle évoque le sens de son parcours par l’amour de l’humain », ce qui a en pratique le double effet d’évacuer les positions les moins légitimes qui sont inhumaines » et les plus légitimes qui sont trop techniques » ou scientifiques ». Cela se retrouve jusque dans la matière qu’elle enseigne, l’alimentation théorique [1], à cheval entre la biologie appliquée et les cours pratiques de cuisine, et jusque dans son discours sur la formation ESF, qui ne doit être ni trop pratique » les cours de cuisine qui véhiculent une image passéiste », ni trop scientifique » les cours de biologie qui font perdre le sens ». Ainsi, son penchant pour l’éducation pour la santé », une traduction profane des données scientifiques sur la nutrition, est une transposition du sens des limites qui l’a menée à la place intermédiaire qu’elle occupe aujourd’hui. Néanmoins, Nicole doit gérer des contradictions liées à son statut professionnel elle doit relayer le discours normatif visant à discipliner les pauvres », dans les domaines de l’alimentation et de l’entretien domestique, tout en exprimant de fortes réserves quant à ces prescriptions comportementales. Ces contradictions ne sont jamais aussi clairement perceptibles que lorsqu’elle évoque ses refus de faire prendre en charge par ses élèves la préparation des repas de ses collègues ou le repassage de leur linge. Si ce type d’activités lui répugne, c’est aussi qu’est en jeu le sens qu’elle attribue à son rôle d’enseignante non pas former seulement des salariés aux compétences attestées mais initier à la citoyenneté, à la santé. Les propos de Nicole confirment encore une fois la nécessité de comprendre les prises de rôle professionnel à l’aune de la trajectoire sociale et politique des intéressés. 5Alors on va parler un peu de votre parcours. Quel type de bac avez-vous ? 6Bac littéraire, avec latin. Latin écrit. Après j’ai fait un an en fac de lettres, et en fac de droit, et ensuite j’avais passé plusieurs concours, et je suis venue à l’institut pour faire mon BTS et la troisième année. J’ai dû sortir diplômée en 1984. 7Alors pourquoi ce bac ? option grec aussi, ou que latin ? 8Non, que latin. Et ce bac, parce que j’étais attirée par tout ce qui était littérature, par tout ce qui tournait autour de l’humain. C’est vrai qu’à mon époque il n’y avait pas … bon il y avait psycho, mais psycho c’était dans une autre ville, et on connaissait peu. Il n’y avait pas socio, et c’est ce qui m’aurait intéressée. En fait j’ai fait lettres et droit, j’ai passé mon diplôme dans le social, mais j’ai toujours été intéressée par la littérature, la philo, l’histoire, voilà. 9Qu’est-ce que vous aviez envie de faire, à cette époque ? Vous aviez envie de faire quelque chose de précis, ou non ? 10Si, j’avais envie de faire de l’enseignement. Ouais, l’enseignement m’a toujours intéressée, le travail social aussi, et peut-être un peu du droit. Très honnêtement, sans critique aucune pour mon milieu, j’aurais été dans un autre milieu, je pense que j’aurais fait avocate parce que ça me branchait bien. Mais pour mes parents, et pour les gens … dans l’esprit où j’étais, faire de l’enseignement, c’était déjà la super promotion sociale. Donc voilà, parce qu’en fac de droit, ça marchait bien, j’avais presque validé, j’ai fait droit et lettres en même temps et je pense que dans un autre milieu, j’aurais peut-être fait une licence de droit, j’aurais peut-être continué. L’enseignement m’intéressait, mais avocate, je ne me suis peut-être pas autorisée, alors que c’est une profession qui m’aurait intéressée. Mais je dirais quand même que j’ai eu la chance d’avoir un milieu très fortement politisé et très au fait … moi, de par toutes les relations de mes parents, j’ai eu une ouverture d’esprit très intéressante. Et en fait, moi je dis que je dois beaucoup à l’école républicaine telle qu’elle a fonctionné, jusqu’à une certaine époque, parce que sinon je pense que je ferais des gants comme ma mère, enfin il n’y a plus de gants alors je ferais autre chose, mais je n’aurais pas été à l’école. Et ma mère était déléguée syndicale à l’époque. Il n’y en avait pas beaucoup, surtout des femmes. [Dans ma ville d’origine] c’était la ligue internationale, c’était beaucoup de choses dans l’histoire du monde ouvrier, surtout dans les ganteries. C’était quelque chose de très fort. On en parle moins maintenant, enfin on en parle dans les expos. C’était un élément très fort, ça et les ostensions [2]. Si contradictoire que ça puisse paraître, qu’on soit chrétien ou pas, tous [ceux qui ont habité dans cette ville] reviennent tous les sept ans pour les ostensions, et souvent on trouvait les mêmes au parti communiste et aux ostensions. Il y a des gens qui ont bossé là-dessus. Maman, il y a une dame qui venait la voir, une historienne ou quelqu’un qui doit faire une thèse, qui travaillait sur la mémoire ouvrière et la mémoire des femmes. Justement dans la ganterie [ma mère était] la plus politique et syndicale, alors tous les mois elle venait l’interroger trois/quatre heures. Et ma mère, quand ils ont fait la journée de la femme [dans la ville], elle a été distinguée pour ses activités syndicales, il y avait une instit aussi, une cousine. Je dirais ça a quand même été une chose d’être dans ce milieu-là malgré tout. 11Comment vous viviez ça quand vous étiez en droit ? Je ne sais pas comment c’était à l’époque, mais ça devait être encore plus socialement marqué ? 12Ouais. Moi je m’étais dit que le social c’était un peu la même direction que le droit, mais moi je ne me sentais pas à ma place. C’est sûr, je n’avais pas mes repères dans cette fac de droit, je les avais plus dans le social. C’est pour ça quand je vous dis quelqu’un m’aurait un peu plus poussée … enfin ce n’était pas un problème de capacités, de compétences, mais c’était un milieu totalement différent, c’était encore plus fermé que ça ne l’était aujourd’hui. Je crois. 13Donc double inscription en droit et lettres, et vous avez fait autre chose avant l’ESF ? 14J’avais intégré l’école d’infirmiers, où je n’étais pas restée. J’avais eu le concours pour l’entrée en formation d’éducateur de jeunes enfants aussi, mais je n’avais pas donné suite. Et l’entrée à l’Institut aussi. Les trois après la fac, la même année. J’étais aussi intéressée par l’ortho phonie, mais je n’avais pas trop donné suite … j’avais peut-être dû présenter le concours d’AS, et je n’avais pas dû avoir l’oral. 15Vous avez fait combien de temps droit et lettres ? 16Pas longtemps, une année. Alors après j’ai fait mon BTS et mon diplôme de conseillère en éducation familiale et sociale [3]. J’y suis un peu revenue dans le cadre de la formation continue, mais sans être vraiment continue, quand j’étais jeune prof. Alors j’étais inscrite en fac de droit en deuxième année, ce qui était un pari très lourd parce que j’avais mes TD le lundi, je partais faire les cours [dans une autre ville], mais je m’étais quand même inscrite. L’année d’après j’étais au Cnam, où je faisais de la sociologie du travail et des organisations, voilà ça m’a toujours quand même intéressée un petit peu. 17Et alors l’institut, finalement … l’institut c’était la seule formation ESF, ou il y avait déjà [le lycée public dans la même ville et qui assure le même enseignement] ? 18Oui, il y était déjà. Mais ils m’ont dit qu’ils ne prenaient plus les gens qui avaient mon bac. Et donc à l’époque j’étais allée dans le privé, ce n’était pas dans ma manière de penser, mais j’ai trouvé sympa, je trouvais bien, et je me suis rendu compte que d’autres écoles, de formation d’éducatrice pour jeunes enfants ou autres, c’était des écoles privées aussi, donc bon. Le fait que l’institut était non confessionnel m’a aidée, parce que sinon j’aurais eu du mal. Quand j’ai validé mon équivalence du Capet, j’étais une demi-journée dans un établissement privé sous contrat, donc là j’ai dû la fermer et prendre ce qu’on me demandait, ça s’est bien passé, j’ai fait ma journée, j’ai été polie, donc voilà ça s’est passé. Mais ce n’est pas ma tasse de thé. 19Et vous n’avez pas été gênée par le côté confessionnel de l’institut parce qu’il n’y en a pas … officiellement, mais en pratique est-ce qu’il y avait certains enseignements ou manière de faire qui vous gênaient un peu ? 20Oui. Il y a eu une espèce d’approche un peu feutrée … peut-être moins maintenant. Dans les années 1980 il y avait une partie de l’équipe, la partie sciences humaines, qui était très en avance, très novatrice, et qui permettait de voir un petit peu de ce qui arrive, et il y avait aussi une ligne assez conservatrice, quand même. 21Ah oui ? 22C’est dans les cours de cuisine où c’était le plus flagrant. Il faut dire que moi je ne suis pas quelqu’un de sage, j’ai peut-être un côté un peu fantasque, alors je l’ai fait, hein, mais je le sentais. Je sentais ce côté normatif, et je n’aimais pas l’habillement [4] non plus. J’ai passé l’habillement au BTS, j’ai rendu le pantalon en pièces détachées. Je n’arrivais pas à coudre, ça m’agaçait, je ne venais pas pour faire ça, en plus. On le retrouve dans la propreté, maintenant. Ce côté normatif, gens de bonne famille, on ne peut plus l’avoir maintenant, on se ferait tirer à boulets rouges aujourd’hui, on l’a un peu avec les pauvres. C’est pour ça que ça me hérisse d’aller dire à des pauvres que finalement s’ils étaient un peu plus intelligents ils cuisineraient des choux de Bruxelles parce que c’est bon pour la santé. Ça me hérisse le poil donc je ne le fais pas. Je pense que ce n’est pas la question de savoir les cuisiner, les choux de Bruxelles. Et puis même quand ce n’est pas parce qu’on est précaire qu’on doit heu … moi je n’aime pas laver la salade ben voilà c’est comme ça, même si je sais qu’elle est meilleure venue du jardin, ben si je peux trouver quelqu’un d’autre pour le faire, je le prends, et même si elle est trois fois plus chère en sachet, et moins bonne, c’est mon droit. Ben j’ai horreur de râper les carottes, c’est pareil. Bon je le dis aux étudiants ça Bien sûr que c’est trois fois plus cher, mais heu … voilà ». Et ce … c’est une transposition de cette norme catho hein, on peut dire catho, cette approche catho de la famille qu’on plaque sur les pauvres. Ça par contre ça me dérange. 23Et donc après avoir eu votre diplôme, comment ça s’est passé, alors ? 24J’ai eu un poste de maître auxiliaire. Dans un lycée professionnel de garçons, où j’ai fait une année de remplacement en économie sociale et familiale. Où d’ailleurs la prof d’atelier disait Avant la prof elle faisait des crêpes ». J’ai dit Pas question que je fasse des crêpes, on n’a pas fait de l’ESF pour faire des crêpes », bon j’ai fait un an là-bas, ça s’était très bien passé. Après j’ai fait un an dans une ZEP. Là c’était un peu plus dur pour moi. J’étais prof en employé technique de collectivité. En SES à l’époque, c’est les anciennes Segpa [5], je faisais de la cuisine, de la couture et de l’entretien des locaux. Bon, c’était dur … pas pour les gamins, les gamins n’étaient pas faciles, mais moi ma représentation que j’avais du ménage, ça me dérangeait, quand même. Enseigner ça, ça me dérangeait, faire des cours de repassage, je le vivais mal, d’ailleurs je n’avais pas voulu repasser les chemises de la direction, parce que l’habitude était donnée, ils donnaient leur linge, et les élèves le repassaient. Je n’avais pas voulu repasser les torchons. Après en cuisine c’est pareil, ils faisaient les repas et les profs venaient manger, moyennant finance, mais j’avais dit que je n’étais pas cuisinière, que je n’avais pas à faire un repas. C’est plutôt cette partie de la formation qui posait problème. Après j’ai fait un an en sanitaire et social, et j’avais fait de la bio, et je n’avais pas forcément les compétences. Il y avait six heures de bio à compléter. Ils ne voulaient pas faire venir quelqu’un d’ailleurs, donc je me suis retrouvée six heures avec des techniciens de laboratoire. En bio ça a été un peu … compliqué, quand même, mais bon les choses se sont passées. 25OK. Le lycée professionnel … vous me disiez que l’ancienne enseignante faisait des crêpes, et c’était des cours de pratique que vous donniez ? 26Non, c’était en théorie, c’était de l’ESF, c’était la théorie, mais je ne sais pas comment elle faisait, peut-être par sympathie pour les collègues, je n’en sais rien, mais elle avait essayé de faire des crêpes, elle l’avait peut-être fait en cours, d’ailleurs. Mais moi ça ne correspondait pas du tout à mon approche. 27Vous retrouviez dans les SES, enfin une conception ou une demande enfin … ménagère ? 28Oui … pas toujours, parce qu’en lycée professionnel je me souviens il y avait éducation pour la santé, éducation à la citoyenneté, il y avait de la législation sociale, c’est d’ailleurs les années où l’ESF a perdu cette partie de l’enseignement, à rester trop sur des points techniques et précis. Moi ça m’intéresse, je trouvais plus de sens à faire de l’éducation à la santé en général à des futurs ajusteurs-fraiseurs que des cours très précis sur l’alimentation ou la digestion parce que d’accord, mais ce n’était pas un passage obligé pour ces sections-là [c’était une option]. 29Qu’est-ce que vous essayiez de faire passer à cette formation ? Parce qu’une heure, c’est assez court. 30Oui c’est assez court. Mais j’avais quand même un programme, hein, puisqu’il y avait une épreuve au CAP à l’oral je crois. J’essayais de les faire réfléchir sur les notions de prévention, j’avais tout ce qui était contraception, tout ce qui était toxicomanie, tout ce qui était alimentation. 31Comment les étudiants vivaient ça ? 32Bien. Ouais, bien. Je me souviens d’une anecdote, on en avait un qui … j’avais toujours du mal à le faire écouter, et sur l’appareil reproducteur, je dis tu sais méfie-toi, tu ne m’écoutes pas, mais tout se passe dans la tête » il me dit c’est pas vrai », et je lui dis si, et si tu t’enrhumes, je te dis pas le reste ». Et peut-être quinze jours après, la vie scolaire m’appelle, et on me dit mais qu’est-ce que vous avez raconté à Paulo ? Il n’y a pas moyen de lui faire poser son bonnet ». Et j’avais dû lui dire qu’il pouvait poser son bonnet. Et ce gamin-là, petit à petit, il s’est intéressé. Il y avait un véritable travail à faire passer. C’est évident. Enfin moi j’ai travaillé dans ce sens-là, avec eux, et ça s’est très bien passé. 33Comment vous fonctionniez dans les enseignements ? C’était un cours ou … 34À l’époque ? Ben il y avait deux types d’approche. J’avais vingt-deux ans, j’avais des loustics qui en avaient vingt, voire presque autant que moi. Et quand le proviseur était venu dans la classe, il avait dit c’est son premier poste, il faut être gentil avec elle », alors c’est tout ce qu’il fallait dire ! Donc j’ai fait un mois assez sévère, effectivement ce n’était que des prises de note, je n’ai pas fait de pédagogie. Et après, quand ils ont compris que c’était moi qui gérais les choses, ils prenaient des notes, je donnais des cours, je donnais des polycops. 35Et donc en SES, ce modèle-là [les aspects techniques] était plus poussé ? 36Ben voilà en SES on essayait de leur trouver à l’époque un centre d’intérêt professionnel. On faisait de tout, c’était très dispersé. Enfin la partie alimentation, encore ça pouvait passer, mais il y en a qui étaient en stage chez des confiseurs, alors il fallait faire des pralines, etc. Mais si vous voulez en SES, ce qui me dérangeait à l’époque, c’était le regard qu’on portait sur ces enfants, et associer systématiquement l’enseignement ménager à des gens en difficulté, il y a quelque chose de cet ordre-là qui me gêne, et je dois dire que je me sentais mal quand je voyais ces gamins nettoyer les vitres du collège et qu’il y avait les autres qui regardaient, ça me dérangeait et je me sentais pas bien. Donc ils ne nettoyaient pas les vitres du collège non plus. 37Parce que c’était … comme aujourd’hui, c’était des établissements publics ? 38Ah oui, j’étais en public, là, et j’ai toujours trouvé ce regard sur ces sections, moi ça m’a toujours fortement dérangée. J’avais été inspectée pendant un cours de balayage, et je les avais fait balayer sur un sol propre, tellement c’était loin de moi ces préoccupations. Enfin je trouve que c’était dommage, je ne sais pas comment c’est aujourd’hui, mais à l’époque ils le vivaient mal, et les autres ont toujours dévalorisé les gens qui font le ménage, maintenant on les appelle autrement, mais ça reste. Ceci dit il faut bien qu’ils fassent quelque chose, mais on peut peut-être le faire autrement, et je n’avais pas assez de maturité pour le faire faire autrement. 39Comment ça se passait, avec la direction ? 40Ça se passait bien, mais parce que je n’étais pas désagréable, je faisais ce que je voulais. Enfin, quand je ne voulais pas faire quelque chose, je ne le faisais pas. Mon inspectrice l’a vite compris, l’année d’après je n’étais plus dans ce genre de section, et je crois quand même qu’à l’Éducation nationale tout le monde est bien d’accord, de manière implicite, quoi. On a un langage bien pensant, bien sûr qu’on doit séparer le personnel du professionnel, mais à un moment on se dit ah ben ce gamin, ça pourrait être le mien à qui je fais faire ça ». Attention, je ne dis pas que c’est dégradant, mais je dis que quelque part ça dysfonctionne, et ils le savaient très bien. 41Et après ça, vous êtes partie … 42En lycée professionnel, toujours en section sanitaire et social. Donc là j’ai eu une partie d’année ou je faisais cours d’animation, et des cours d’action sanitaire et sociale, et ces fameux cours de biologie et techniques de laboratoire. 43Comment se passaient les cours de biologie ? 44Très compliqué. Heureusement la personne [que je remplaçais], elle était en congé maternité, elle n’était pas loin du lycée, j’étais deux fois par semaine chez elle, parce que c’était à dose … pour les TP, il fallait que je sois perfusée en permanence. Ce que j’avais fait une année, je ne sais plus quelle section, entretien des locaux », je devais leur faire un cours sur le cuivre ou l’étain, les produits d’entretien. C’est pareil, c’était des choses, j’avais du mal. Quand je regardais ces gamines, je me disais bon sang, qu’est-ce que tu leur racontes ? ». Sur l’entretien des cuivres, c’était complètement déconnecté, complètement déconnecté, tout simplement. 45C’est-à-dire ? 46Déconnecté, parce que déjà des cuivres pour en entretenir, il faut en posséder, et c’était quand même des jeunes de milieux modestes, et ouais, ça me semblait être Mme de Rothschild, voilà. 47Donc après, comment ça s’est passé ? 48Je suis arrivée à l’institut. Il y a eu une formatrice qui partait, et j’ai su qu’il y avait un poste, j’ai postulé, et l’année d’après j’aurais eu un poste en sanitaire et social et j’y serais peut-être restée, mais bon c’est ainsi. Voilà. Il faut faire des choix et j’ai fait le choix de venir là. 49Donc tout de suite alimentation ? 50Oui. Alimentation santé et connaissance des milieux de vie, à l’époque. Dans la partie santé, il y avait un peu de vie sociale. C’était prévention, santé. 51Et au niveau des contenus, vous avez quelque chose à dire ? De l’évolution des contenus de l’alimentation théorique, on a un peu parlé de la pratique déjà. 52Oui, moi je trouvais que le niveau était quand même relativement élevé, tout en étant plus généraliste, et moi je trouvais ça pas mal. Moi, je n’avais pas senti l’aspect normatif à ce moment-là. J’ai un peu l’impression que ça s’est autonomisé, l’alimentation, qu’on en parle un peu en soi. Et ça s’est spécialisé et technicisé, au détriment du sens. Sur l’alimentation, on est arrivé … il y a une évolution très scientifique et technique. Je trouve que cette évolution a fait perdre un peu de sens, on est dans une logique trop technique, trop hachée, trop compartimentée. 53Comme les parties du cours d’alimentation théorique sur les aliments ? 54Ouais ça dépend des fois, mais on le commence en seconde année. Là, le cours sur les besoins, vous l’avez vu celui-là, c’est le fin du fin. C’est … on pose, c’est des piliers, mais bon avec ce type d’[élèves], il y a pas moyen de faire autrement. Parce qu’il y a trop de gens qui viennent de loin sur le plan scientifique, si on ne leur pose pas les choses comme ça, après c’est terminé. Mais bon, c’est lourd. C’est pour ça que je leur donne des polycopiés 55Bon l’examen d’alimentation théorique il est compris dans l’examen de biologie … est-ce que vous pouvez m’en dire un peu plus sur les examens d’alimentation ? 56Il y a une partie bio, et une partie alimentation. Les profs de bio disent que ce bourrage de crâne que l’on fait à ces élèves qui ne sont pas scientifiques … enfin moi je ne m’y retrouve pas, les profs de bio ne s’y retrouvent pas, les élèves ne s’y retrouvent pas non plus, et puis personne ne s’y retrouve. Je dirai que le même programme de bio, avec l’examen en moins, ce serait sûrement profitable. Parce qu’ils ont cette espèce de pression à vouloir tout apprendre, je crois qu’ils en oublient l’essentiel. Parce que l’épreuve d’alimentation telle qu’elle est pensée, c’est s’appuyer sur des savoirs fondamentaux pour illustrer une question d’ordre professionnel, où on demande de s’adresser à un public. Et ben c’est la question qu’ils réussissent moins bien. Pourtant nom d’un chien c’est la question la plus pondérée et la plus professionnelle. Quand on leur demande de penser une réalisation, un document d’information à des bénévoles de structures qui distribuent l’alimentation à des SDF dans la rue, elles n’arrivent pas à utiliser un langage simple. On retrouve des termes de bio là-dedans, et ça c’est au niveau de la transposition des savoirs, certaines ont du mal. Alors ce qui manque, c’est l’utilisation des connaissances. 57Vous en corrigez, des copies ? En général … vous pouvez m’en dire un peu plus sur les élèves qui n’y arrivent pas trop … ? 58Globalement c’est toujours le même constat. La bio c’est moins bon que l’alimentation, quand la partie plus professionnelle [6] porte sur la bio, l’information santé », c’est carrément la catastrophe, les profs de bio disent on sait pas noter ça, on sait pas pourquoi il y a ça ». On retrouve dans les copies les travers de la formation. J’ai l’impression qu’on passe beaucoup de temps à la bio, beaucoup de temps sur des connaissances exactes, mais la dernière partie où on leur demande un peu de valoriser leur savoir-faire, soit ils n’ont pas le temps, soit ils ne savent plus le faire. Mais enfin c’est moins pire qu’avant. Parce qu’avant la réforme il y avait sept ou huit [de moyenne] à cette épreuve. Quand même, on peut s’interroger, parce que former des gens pour avoir sept ou huit, enfin moi dire qu’ils ne sont pas bons ou nuls ça ne m’avance pas, ça m’interroge sur mes capacités pédagogiques. Parce que normalement au bout de deux ans, des gens qui ont 7 ou 8 … alors avec la réforme ça s’améliore. 59Qu’est-ce qui a changé avec la réforme [de 2001] ? 60Avec la réforme ? Avant, c’était des connaissances pures et dures, qui étaient prises dans une partie du programme. Là, c’est beaucoup plus appliqué, c’est beaucoup plus appliqué à la situation. Ça marche un peu mieux. Notes [1] Qui a pour objet la transmission des prescriptions alimentaires d’éducation pour la santé au sein des classes populaires. [2] Les ostensions sont une tradition religieuse et populaire, profondément ancrée dans l’histoire du Limousin. Cette fête religieuse remonte à l’an 994, alors que le Limousin, comme une grande partie de l’Aquitaine, se trouvait aux prises avec le mal des ardents, une intoxication due au seigle. [3] Une année de formation après le BTS d’économie familiale et sociale [4] Des cours de couture, surtout. [5] Les sections d’éducation spécialisée ont été créées en 1965, dans le cadre de la prolongation de la scolarité et de la généralisation de l’entrée en sixième. Les SES étaient implantées dans les collèges. La formation était en partie professionnelle. Dans le langage de l’époque, elles accueillaient les enfants inadaptés », voire déficients intellectuels légers ». Elles ont été remplacées à la fin des années 1980 par les sections d’enseignement général et préprofessionnel adapté Segpa. [6] Il faut entendre ici la simulation d’une prescription sur la conduite de vie. Cela constitue la partie professionnelle » de l’examen de biologie et d’alimentation théorique. Soit cette partie porte sur l’alimentation, et là les étudiants sont en partie préparés à la traduction des données scientifiques, soit cette partie porte sur un point vu en biologie, et il semble que la traduction des données en termes profanes d’action sur le monde pose plus de problèmes.
Nepas se sentir à sa place est un sentiment difficile : on se sent souvent incompris, inutile, seul (même si nous sommes entourés de gens) et impuissant, car on ne sait justement pas quoi